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Il n’est pas le premier de nos invités dont la carrière croise dans la proximité du pouvoir. Mais, en la personne de l’auteur du livre qui vient de paraître chez Mareuil, Agir entre les lignes, et développe le concept des sociétés militaires privées [ ci-dessus, et, pour sa description : clic! ], pour la première fois, notre invité est un militaire.
Après un parcours opérationnel dans les DOM-TOM, en Afrique puis en Bosnie, Peer de Jong, breveté de l’École de Guerre, devient de 1994 à 1997 l’Aide de camp du Président de la République, qui se nomme alors François Mitterrand, ensuite Jacques Chirac. Il dirige notamment, à ce poste, leur agenda et la mise en œuvre pratique de leurs rendez-vous, ainsi que l’organisation des voyages officiels, il assure la liaison avec les Armées, et accompagne au quotidien le Chef de l’État.
Puis il prend le commandement du 3ème Régiment d’Infanterie de Marine, à Vannes, jusqu’en 1999 avant de quitter l’Armée en 2000, se trouvant en rupture vis-à-vis du plan Armées 2000. C’est alors qu’il part en Asie, et devient consultant international. Là-bas, il obtient le doctorat de sciences politiques, coordonné entre Hanoï et Paris, et ajoute, durant ce séjour de huit années, à ce qu’il appelle « son atavisme africain », son « atavisme asiatique ».
Peer de Jong est Vice-Président de l’Institut Thémiis, qu’il a cofondé, et qui assure une formation de haut niveau aux Armées, agit en opérateur de l’UE principalement en Afrique, et organise des colloques.
Il a publié également Vous n’oublierez rien, Colonel, récit de son expérience élyséenne. (Tallandier, 2017).
Peer de Jong est professeur de Master 2 à l’École de Guerre Économique et à l’Institut Catholique de Paris.
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Photos choisies et adressées par notre invité pour accompagner L’Interview de RoyautéNews. ©RoyautéNews - Tous droits réservés.
Le Colonel de Jong estime que les armées privées sont l’avenir et que par rapport à d’autres grands pays, la France a pris du retard.
Examinons avec lui, la présence française en recul, puis les raisons de ce recul, puis les blocages généraux qui s’exercent contre l'idée d'armée privée, et ensuite, les agents de ces blocages ; plus loin, les verrous à faire sauter si l'on désire introduire cette formule dans les mœurs, puis les risques qu’elle représente, et enfin les atouts, si l’on est la France, de disposer d’une telle force d'appoint à l'armée nationale.
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RoyautéNews : - C’est donc un enjeu capital qui est celui de la présence française en certaines parties du monde, tel en Afrique où elle a considérablement reculé et au profit d’autres « compétiteurs » de la scène internationale ?
Peer de Jong : - Tout d’abord nous sommes dans une fin de cycle : l'Afrique s’ouvre à d’autres acteurs, particulièrement depuis une dizaine d’années comme les Américains, les Turcs, les Russes, les Africains du Sud, les Israéliens, etc.
Les Américains dans les années 2010-2012, ont commencé à manifester un intérêt pour l'Afrique, et, particulièrement dans les questions de sécurité et de défense. D’emblée, Washington a mis en avant des Sociétés militaires privées comme Dyn Corp pour répondre au cahier des charges de leur programme ACOTA, aujourd’hui appelé GPOI financé par le Département d'État. Depuis la guerre en Irak de 2003, les États-Unis ont une véritable organisation visant à externaliser. En effet, conséquence de la fin du Pacte de Varsovie en URSS, les armées américaines comme dans le monde entier ont connu des baisses drastiques d’effectifs. 30% de baisse… Rendant ainsi le soldat non seulement rare mais cher. Il doit donc se consacrer entièrement à son métier de soldat. D’où l’apparition de ces sociétés militaires privées dont la mission consiste principalement dans le soutien et l’approvisionnement. Ils ont donc investi un espace que l’on considérait, chez nous, comme encore régalien.
Enfin, d’autres acteurs ont compris que l’Afrique était un continent majeur. La Russie, depuis 2015 est intervenue successivement au Soudan, en Libye, au Mozambique, à Madagascar, en République Centrafricaine et au Mali. Elle agit à 3 niveaux : - la vente d’armes, - la formation (= formation à l’usage de ces armes), - mais aussi, formation des armées et accompagnement au combat. C’est ce que fait Wagner. Qui assure aussi bien la partie opérationnelle, que le mentoring.
La Turquie est également un « nouvel » entrant, particulièrement dans les pays musulmans. Son outil s’appelle SADAT, c’est une société militaire privée qui agit notamment en Libye (en 2016) et dans la Corne de l’Afrique avec une préférence pour la Somalie où la Turquie souhaite installer une base permanente
La Chine, historiquement présente en Afrique dans le domaine économique et financier, n’a pas encore réellement fait son apparition même si on sait que depuis la guerre en Libye en 2011, Pékin favorise l’émergence de SMP dites d’accompagnement.
La France n’est pas encore réellement dans la boucle de l’externalisation. Son modèle de coopération datant des années 1960 était encore fonctionnel jusqu’en 2022. Le départ de Barkhane oblige les autorités françaises à prendre en compte cette nouvelle donne et surtout le souhait unanimement exprimé d’une coopération modeste et surtout à empreinte minimum.
Les pays africains sont devenus très chatouilleux en ce qui concerne leur souveraineté. Au Mali, où la France avait déployé l’opération Barkhane, cette présence a été considérée comme de l’entrisme, et comme allant à l’encontre de leur logique souveraine. Quand ça ne veut plus… Ça ne veut plus.
Les Entreprises de services de sécurité et de défense (ESSD), pendant sémantique des SMP, peuvent ainsi compenser une présence militaire qui n’est plus souhaitée.
RoyautéNews : - On observe depuis longtemps que l'Armée nationale n’obtient plus de résultat sur les théâtres du monde où elle a été engagée, même si on devine que le point sensible de cette impuissance permanente et déprimante pourrait à coup sûr être l’absence de politique élaborée, comme l’absence de vision, carences du système politique français..?
Peer de Jong : - Je pense qu’il faut ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. La politique africaine de la France certes a peu évolué, pour des questions de conformismes et d’habitude. C’est l’aspect politique. Par contre sur l’aspect opérationnel, notre armée a toujours su développer ses qualités propres comme lors de l’opération Serval ou d’autres. Par contre aujourd’hui, notre pays est « sommé » d’évoluer sous la pression des 3 chocs qui sont l’émergence de l’Europe comme acteur politique (tant en Europe de l’Est qu’en Afrique), la désinfluence française, due notamment à l’arrivée d’autres acteurs en enfin la Guerre en Ukraine qui nous oblige à une réflexion de fond.
Jusqu’ici, au-delà de la mécanique de dissuasion nucléaire que nous maîtrisons bien, notre doctrine d’emploi était fondé sur une guerre asymétrique répondant à une logique « du fort au faible ». La guerre en Ukraine nous oblige à nous adapter donc à nous massifier, à nous durcir pour répondre à un engagement de haute intensité.
RoyautéNews : - Même si on pressent à l’œuvre le vieux complexe psychologique français, peut-être parmi d’autres considérations, en quoi consiste le blocage qui empêche la France de sous-traiter certaines opérations ?
Peer de Jong : - Il y plusieurs parties prenantes. Les ministères (Affaires étrangères et Armées), les élus, et les États-Majors. Tous ont la question de l’externalisation de certaines activités dans leurs agendas. Le départ du Mali et la demande récente du Burkina Faso de clore la mission Sabre rend le sujet d’une actualité brûlante. Il y a urgence à évoluer. Les États africains souhaitent schématiquement sortir du tête-à-tête avec l’ancien colonisateur. Ça n’est pas plus compliqué que cela. Et pour ce faire, les États africains au nom de leur souveraineté ouvrent largement leurs pays à la « concurrence ». C’est de bonne guerre. Wagner n’étant qu’une excroissance de l’État russe et non plus une SMP « normale ». Par contre, les services rendus par les SMP ou ESSD intéressent les donneurs d’ordre. « Light footprint », missions périphériques dans le soutien, la logistique ou la formation, sont les demandes le plus couramment exprimées.
RoyautéNews : - Vous évoquez dans votre ouvrage, le conflit entre l'État et les ESSD (Entreprises de services de sécurité et de défense ; appellation française pour les SMP, les sociétés militaires privées). Les premiers à freiner cette innovation, ne seraient-ils pas les militaires, ou bien de leur côté les décideurs politiques, à moins que le lobby de l’armement ne trouve meilleur compte à équiper une armée nationale dépourvue de concurrence ; voire même, peut-être les trois ? Au moment où l’actuel chef de l’État vient d’engager cette semaine un réarmement soutenu jusqu’en 2030... (comme le rappelle naturellement le Colonel, il s’agit de la loi de programmation militaire).
Peer de Jong : - Les blocages viennent principalement de l’État profond. Chez les Militaires, le débat est engagé, ne serait-ce que par « effraction ». Il y a toujours eu une querelle entre les Anciens et les Modernes. Mais ce que je constate c’est que les chefs de notre armée, des personnes de haut vol, tentent d’intégrer cette nouvelle problématique. Du côté politique, ça n’est pas réellement le sujet, compte tenu de la loi d’avril 2003 qui interdit le mercenariat. Comme l’activité des ESSD n’est évidemment pas du mercenariat, les politiques sont en « stand by » d’autant que les bailleurs internationaux comme l’ONU ou l’UE font largement appel à des expertises extérieures. C’est le 2ème lien des ESSD. Les autres donneurs d’ordre sont les ONG et les entreprises. Ainsi les ESSD françaises, calibrées, vérifiées et encadrées sont aptes à de nombreuses missions non régaliennes comme la formation, le conseil, la sécurité et la sûreté, la logistique, le transport, le soutien, etc…
Les grandes structures d’armement ne sont pas dans la boucle.
Elles sont axées sur le Ministère des Armées et sur l’État-Major. Nous, pas. Sauf parfois sur les secteurs particuliers de la robotisation, des drones, et de la haute technologie. Il n’est pas impensable d’ailleurs qu’elles se développent dans ces secteurs.
[ Ces grandes structures = ne sont pas concurrencées par les SMP ]. Le marché global de toutes les SMP en France est d’1 Milliard/ an, ce qui n’est rien du tout.
RoyautéNews : - Quels sont les verrous à faire sauter si l’on veut faire entrer cette idée dans la palette des outils ?
Peer de Jong : - Il n’existe pas de verrou institutionnel. Tout repose sur une question de logique. Pour convaincre, la seule chose est "d’évangéliser", c’est ce que j’essaie de faire, la seule chose à faire est de démontrer l’intérêt de la sous-traitance.
Je m’aperçois qu’avec ceux avec lesquels je communique, il n’existe pas de blocage direct. L’État-Major de l’Armée, ainsi que les États-Majors d’Armée, de Terre surtout, sont à l’écoute et se montrent intéressés depuis plusieurs mois. Il existe un intérêt, nous sommes dans une phase de changement de portage, presque de bascule.
Le seul problème, est le port d’arme. Mais il concerne tous ceux qui exercent une activité de sûreté.
L’ensemble des ESSD françaises sont aujourd’hui « coordonnées » par la DGA (Direction Générale de l’Armement). Même si la plupart de nos sociétés ont des activités dites de basse intensité. Thémiis, qui ne fait que de la formation et effectue des missions d’expertise au profit de l’Union européenne, par exemple, est une société de coopération.
Le cas des groupes comme Wagner, montés en épingle par la presse, est « anormal ». Wagner est une excroissance, une déformation du système régalien russe.
RoyautéNews : - Quels sont les risques majeurs, et on pense au cas d’un État pouvant se trouver dépourvu dans le cas d'une armée privée partant en roue libre, et qui pourrait menacer les populations ? Le corollaire de cela sera-t-il que cette idée, qui fait son chemin comme en témoigne votre livre, amènera désormais sur la scène des créateurs de ESSD des officiers de rang élevé ayant nourri leur expérience globale au sein de l'Armée nationale, et non des soldats de fortune ?
Peer de Jong : - C’est la question du port d’arme, qui est normalement régulée par la loi d’avril 2003. Il ne s’agit pas de la supprimer, elle est régulatrice, il suffirait simplement de la modifier, de la faire évoluer peu à peu. Soyons pragmatique si nous voulons rester dans la boucle de l’influence. Car évidemment les ESSD jouent aussi ce rôle en dehors des frontières. Mais le modèle Denard n’est plus d’actualité.
Tout l’intérêt au contraire, est la reconversion pour des militaires de métier, arrivant en fin de carrière.
RoyautéNews : - Quels sont les Atouts des ESSD, en une époque où prévaut une armée professionnalisée ? C’est-à-dire, comme sous forme de liste résumée ?
Peer de Jong : - 1) D’abord c’est d’utiliser des compétences immédiatement disponibles. Ce qui a pour effet de densifier l’Armée, par exemple en Europe de l’Est. Cela permet de récupérer des effectifs et des budgets.
2) C’est moins cher. Et cela rationalise la sous-traitance.
Ça peut être plus cher la 1ère ou la 2nde année, mais ensuite ça devient moins cher [ alors que les programmes de formation militaire sont prévus pour 20 ou 30 ans ].
3) Les personnels n’ont pas besoin d’être formés.
4) Et on doit rajouter un 4ème point : cela permet d’aérer la reconversion des anciens militaires de tous grades.
RoyautéNews : - Merci !
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Les deux photos réservées par le Colonel de Jong et adressée à la Rédaction pour L’Interview de RoyautéNews, en haut et ci-dessous.
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C’était il y a deux semaines, le Colonel de Jong en Mauritanie.
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